« Le cercle vicieux des identités communautaires » de Roger Geahchan

Tuesday October the 20th 2015 at 12:00 AM

« Le dernier ouvrage de Roger Geahchan : « Le cercle vicieux des identités communautaires »

QUESTIONNEMENT PROFOND SUR LES GUERRES INTESTINES ET LA VIABILITE DU LIBAN

L’accord de Taëf a mis fin à la guerre active au Liban, mais n’a pas rétabli la paix dans les esprits. Certes, au clivage traditionnel, chrétiens d’un côté, musulmans de l’autre, a succédé, depuis 2006, un nouveau découpage politique avec les deux coalitions qui monopolisent la scène politique et qui comprennent chacune des représentants des principales communautés libanaises.

Toutefois, la constitution de ces deux rassemblements pas plus que l’accord de Taëf n’ont réglé les problèmes identitaires des Libanais. Ni éliminé les risques de nouveaux troubles. Bien au contraire, à la lumière des guerres en cours qui redessinent la carte du Moyen-Orient et du violent conflit entre les sunnites et les chiites libanais qui a succédé, depuis 2005, à la lutte d’influence et la rivalité qui avaient, depuis 1943, été une constante des rapports entre les maronites et les sunnites.
Les deux regroupements politiques qui se font face sur la scène locale depuis 2006 sont plus tactiques qu’idéologiques, tout au moins pour l’un d’eux, et n’effacent, ni dans les mentalités ni dans la pratique, le cloisonnement et les réflexes communautaires. Ils correspondent à une phase bien précise de la vie libanaise et de la conjoncture régionale, et non pas aux lignes de force qui ont marqué l’histoire du pays depuis l’Antiquité. Or cette histoire se caractérise, entre autres, par la répétition de conflits politiques
revêtant en de nombreuses circonstances, et dans une mesure plus ou moins grande, des conflits d’ordre confessionnel dégénérant parfois en guerre civile. Elle se distingue aussi par la confusion, dans les mentalités et l’action, de la citoyenneté libanaise et de l’identité culturelle, laquelle, chez nous, est souvent considérée comme étant l’identité religieuse.

S’ENTENDRE SUR LA « LIBANITE »

C’est à l’ensemble de ces problèmes que Roger Geahchan consacre son essai « Le cercle vicieux des identités communautaires », qui vient de paraître et tout au long duquel il tente de comprendre pourquoi, après tant de siècles de vie en commun, les Libanais n’ont pas réussi à s’entendre sur une identité commune, qui serait la libanité. Pour quelle raison, par quelle malédiction tant de différends d’ordre politique ont dégénéré en tant de conflits armés sur un territoire aussi exigu. Certes, les guerres existent depuis que les hommes sont apparus sur terre. Mais ce n’est pas sur ce thème que se penche l’auteur. La problématique qu’il pose est celle de savoir comment et pourquoi les divergences, les conflits politiques dégénèrent si vite et si profondément au Liban en conflits confessionnels, ou même en guerres qui jettent les Libanais, chair à canon, les uns contre les autres, souvent, d’ailleurs, parce qu’ils sont le jouet de forces régionales ou des grandes puissances.

L’ouvrage correspond à un questionnement profond sur la viabilité du Liban et sur les guerres intestines qui ont déchiré et endeuillé le pays. Pour l’auteur, l’une de ces raisons est en rapport avec le confessionnalisme politique,
qui cloisonne la société en communautés et suscite des allégeances qui favorisent l’appartenance religieuse au
détriment de l’appartenance nationale. Geahchan brosse un tableau historique comportant des morceaux choisis
depuis les grandes invasions de l’Antiquité jusqu’aux crises politiques et guerres intestines de nos jours. Un essai, par définition, est un ouvrage « traitant d’un sujet qu’il n’épuise pas ».

Rédigé dans un style vif, clair et élégant, bien documenté, celui-ci pose le problème fondamental de savoir si les Libanais, après tant de siècles de malheurs et de conflits politiques, qui ont dégénéré en guerres confessionnelles, ont enfin compris qu’il leur fallait renoncer une fois pour toutes aux identités meurtrières et s’entendre sur la libanité.

Sans que l’auteur ait eu la prétention de faire œuvre d’historien, ces morceaux choisis correspondent à quelques-uns des grands moments de l’histoire du Liban. Les premiers chapitres traitent de la Haute Antiquité avec le déferlement des envahisseurs, puis de la conquête arabe et de l’ébauche du système communautaire.

VIVRE ENSEMBLE

On passe ensuite aux croisades, aux guerres qu’elles ont provoquées et à leurs séquelles qui perdurent dans les rapports entre l’Occident chrétien et l’Orient arabe ; le règne des mamelouks avec ses atrocités n’est pas ignoré, pas plus que la longue occupation ottomane au cours de laquelles ont posés, contre l’occupant turc, les fondements d’un
nationalisme libanais dans le cadre de l’autonomie de l’émirat du Mont-Liban avec les Maan et les Chéhab.

Les guerres confessionnelles au XIXe siècle et les massacres de chrétiens auxquels elles ont donné lieu forment la matière d’un chapitre. Le protocole de 1861, puis celui de 1864, conclus entre les grandes puissances de l’époque et la Sublime Porte, accords conférant à la Montagne un statut d’autonomie sous le nom de moutassarifiya et qui a permis à cette région de se relever de ses ruines, sont analysés. On aborde ensuite la famine et les épidémies (peste, choléra, typhoïde) durant la guerre de 14-18, puis l’arrivée des Français en 1918 après la défaite turque, ainsi que le temps du mandat de la France au Liban et en Syrie. Un chapitre est réservé à l’indépendance en 1943, la crise de Suez en 1956 et l’insurrection de 1958, nouvelle guerre civile, mais relativement atténuée par rapport aux précédentes et, surtout, aux suivantes.
Puis on passe à l’irruption, à partir de 1969, de la Résistance palestinienne sur la scène libanaise avec ses terribles conséquences : une guerre de 15 ans, dont le Liban n’a pas fini de payer le prix et qui a provoqué les deux invasions israéliennes de 1978 et de 1982. Une large place est réservée à l’intervention politique et militaire de la Syrie au Liban, qui aboutit à la mise sous tutelle du pays et une série d’attentats éliminant des dirigeants politiques et des personnalités religieuses de premier plan. L’émergence de deux grands partis politiques chiites, doublés de milices,
Amal, proche de la Syrie, et le Hezbollah d’obédience iranienne et également proche de la Syrie des Assad, l’accord de Taëf, et, enfin, la crise ouverte depuis l’expiration du mandat du président Michel Sleiman constituent l’avant dernière partie de l’essai.

En conclusion, l’auteur insiste sur la nécessité d’une évolution, d’une véritable révolution (pacifique) dans la mentalité et l’action politiques, qui se traduiraient par la volonté de privilégier avant toute autre chose le « vivre ensemble», comme le souligne Samir Frangié dans la remarquable préface qu’il a donnée à l’ouvrage.

A. B. »

OLJ