Article paru dans L'Orient-Le jour à propos de l'ouvrage de Assaad Chaftari,

Wednesday November the 25th 2015 at 12:00 AM

"Il y avait quelque chose de poignant mercredi soir au Salon du livre au Biel, dans le cadre de la table ronde autour du livre autobiographique d'Assaad Chaftari, ancien membre des Forces libanaises dès leur fondation, puis responsable au sein du service de renseignements de cette formation et adjoint d'Élie Hobeika. Un ancien combattant s'est ainsi déclaré prêt à reprendre les armes s'il le faut et à pousser ses petits-enfants à le faire, alors qu'une dame dont le père a été tué par les combattants de l'autre camp a aussi dit qu'elle pourrait encourager sa fille à prendre les armes, si le besoin s'en fait sentir. Autour d'eux, un auditoire perplexe, qui n'a pas encore réussi à surmonter ses traumatismes et ses divisions.

L'ouvrage d'Assaad Chaftari, La vérité même si ma voix tremble, a eu au moins le mérite de lancer une réflexion sur la guerre et sur ce que les Libanais ont fait à leur pays et sont peut-être encore prêts à faire tant que les clivages confessionnels et la culture de la peur et de la haine continuent à sévir.
Assaad Chaftari raconte son histoire, sans amertume ni rancœur. Il ne règle pas de vieux comptes (même si certains faits sont accablants) et ne donne pas de leçons. Il veut juste expliquer... et se libérer. Cet ouvrage est en effet le couronnement d'un processus qu'il a entamé depuis l'an 2000 lorsqu'il a publié une lettre dans laquelle il s'excusait auprès des Libanais de tout ce qu'il avait commis pendant la guerre. Chaftari aurait pu dire qu'il avait des instructions, mais il a préféré assumer la responsabilité en précisant que lui, et d'autres, ont toujours eu le choix.
Cette lettre d'excuses avait, à l'époque, suscité des réactions mitigées. Les anciens compagnons de Chaftari l'avaient critiqué pour cela, estimant qu'il faisait preuve de faiblesse, et ses anciens adversaires en avaient profité pour affirmer qu'elle ajoutait de l'eau à leur moulin. Bien peu avaient compris la démarche de l'ancien responsable FL. Malgré cela, il a poursuivi son chemin de rédemption en participant à plusieurs ONG s'occupant de paix et d'unité, dans le pardon et l'amour. Ce processus est couronné aujourd'hui par la publication de cet ouvrage, qui, tout en étant autobiographique, est avant tout une histoire de renaissance à travers le pardon.

C'est aussi un message d'espoir pour tous ceux qui croient qu'ils sont pris dans un engrenage dont ils ne peuvent se dégager, puisqu'il leur dit qu'un nouveau départ est toujours possible car la vie donne souvent une seconde chance. Le tout est de savoir la saisir.

Pour que cette démarche soit comprise ou expliquée, les éditions Dergham avaient donc organisé une table ronde autour du livre, à laquelle ont participé Tarek Ziadé, Marie-Thérèse Kheir Badawi, Joseph Chami et Scarlett Haddad. Les intervenants ont salué, chacun à sa manière, le courage de l'auteur qui, en racontant son expérience, ne craint pas de réveiller de vieilles blessures qui n'ont en fait jamais cicatrisé. C'est d'autant plus intéressant que la période des soulèvements au sein des Forces libanaises (de 1985 jusqu'à l'opération syrienne contre le général Michel Aoun en 1990) et la terrible division qui en a découlé ont rarement été évoquées dans un livre et certainement pas de cette façon. Chaftari raconte ainsi l'amertume, la douleur de ceux qui ont été chassés de leurs maisons et de leurs régions, interdits de communiquer avec leurs anciens compagnons d'armes, ainsi que la grandeur du pardon qui lui a permis de surmonter les griefs pour ne garder que l'amour. Mais Chaftari pousse plus loin sa reconversion, puisque c'est toute la guerre et le concept de division des citoyens selon leur confession qu'il a remis en question. Lui qui a pris les armes pour défendre les chrétiens contre les musulmans cherche désormais à se mettre à la place des musulmans pour établir un dialogue constructif. Dans la salle, où il y avait beaucoup d'anciens compagnons d'armes, dont l'ancien chef des FL Fouad Abounader et l'ancien chef du Tanzim, Abou Roy, les avis étaient partagés.

C'est donc la Pr Kheir Badawi qui en tirera la conclusion en disant que les Libanais n'ont pas encore fait le travail de mémoire nécessaire après la guerre civile. Ce qu'il leur faudrait c'est un musée de la guerre à l'image de celui qui a été construit au point de passage du mur de Berlin... Si certains anciens combattants ont pris leurs distances avec la formation qu'ils avaient intégrée, bien peu ont été assez loin pour remettre en cause toute la guerre et la division interne. On croyait les Libanais guéris de l'envie de prendre les armes et on découvre que certains, dans leurs maisons et avec leurs enfants, ne parviennent pas à admettre le gâchis qui a été fait. Or, c'est justement sur ce point qu'Assaad Chaftari voudrait lancer une réflexion, avec ses anciens compagnons et avec tous les Libanais en général. C'est d'autant plus crucial que certains des présents ont eu à la fin de la table ronde ce commentaire terrible : « La guerre des canons est peut-être finie, mais elle continue dans les esprits. » Il serait peut-être temps que les Libanais aient une approche différente de la façon de servir leur pays, sachant que la génération de la guerre qui est aujourd'hui aux commandes n'a même pas réussi à régler un problème aussi élémentaire que celui du ramassage et du traitement des ordures."

OLJ