Article dans l'Orient Littéraire (08.01.16) autour du livre Dr Sami RICHA, Chef de service de Psychiatrie a l'Hôtel-Dieu de France: La psychiatrie au Liban, une histoire et un regard aux éditions Dergham

Friday January the 8th 2016 at 12:00 AM

"Regards sur la psychiatrie au Liban
Dr Sami Richa explore l’univers des maladies mentales au Liban au croisement de disciplines plurielles : la médecine, l’histoire, le droit, la sociologie. Un ouvrage à la fois érudit et accessible, stimulant et émouvant.

Par Carla Eddé
2016 - 01

La psychiatrie s’implante au Liban en 1900 quand le pasteur suisse Théophile Waldmeier fonde le Lebanon Hospital for Mental Diseases, plus connu sous son nom d’asile de Asfourié. Aux traitements « traditionnels » – essentiellement l’enchaînement du « fou » pour chasser le démon supposé l’habiter – se substituent des thérapies modernes, de plus en plus spécifiques, fondées sur l’introduction croissante de la médicalisation des soins. L’établissement accueille 23 patients en 1901, 96 en 1911, et 1285 en 1960, des hommes et des femmes, des Libanais de toutes confessions, et une proportion non négligeable de Syriens et de Palestiniens ; fortement endetté, l’institution ferme ses portes en 1973. L’autre œuvre pionnière dans le domaine est l’hôpital de la Croix fondé par Jacques Haddad, Abouna Yaacoub, déclaré bienheureux par l’Église catholique en 2008. Ouvert en 1919, il se transforme en 1937 en asile pour vieux prêtres, invalides et personnes démunies et/ou « agitées » dont les familles et la société ne savent que faire. À la demande du ministre de la Santé de l’époque, il devient hôpital psychiatrique en 1951. Les neuroleptiques y sont alors introduits dans les soins aux malades, quasiment en même temps qu’en France ou aux États-Unis ; s’ils ne viennent pas à bout des pathologies les plus graves et les plus fréquentes, à commencer par la schizophrénie, ils permettent des avancées certaines et même pour quelques psychoses des guérisons jadis impensables.

Avec ses 1000 lits, l’hôpital de la Croix constitue encore aujourd’hui le plus grand centre de soins pour maladies mentales et nerveuses au Liban, qui compte également deux autres institutions spécialisées : l’Asile de vieillards islamique, ouvert en 1954, et Dar al-Fanar, à Zahrani, fondé par Dr Abdel Rahman Labban en 1964. Signe de la reconnaissance croissante de la psychiatrie en tant que savoir scientifique autonome, les grands hôpitaux généraux se dotent d’un service spécialisé et la psychiatrie figure désormais dans le cursus des écoles de médecine au Liban. L’on y compte actuellement près de 70 psychiatres, nombre d’ailleurs fort insuffisant quand comparé à la taille de la population. À la loi ottomane sur les « asiles de fous » s’est rajoutée en 1983 une loi sur « les soins, le traitement et la protection des malades mentaux », très floue cependant sur les droits des patients, les cas et conditions d’hospitalisation… Ces considérations légales et éthiques sont centrales quand on en vient aux maladies mentales, également définies comme des « pathologies de la liberté », qui bousculent l’ordre médical, voire moral quand on sait que le malade schizophrène par exemple ne sollicite aucune aide thérapeutique.

Au fil de sa rétrospective, l’ouvrage interroge ainsi les enjeux pluriels auxquels renvoie la psychiatrie en général et au Liban en particulier. S’il permet de mesurer le chemin immense parcouru depuis le début du siècle dernier grâce aux médecins et autres membres du personnel soignant qui se sont distingués par leur dévouement dans des conditions de travail difficiles et peu gratifiantes socialement, il dresse aussi un constat alarmant : le combat contre l’imaginaire collectif avec ses représentations stéréotypées de la « norme » et de l’anormalité est loin d’être gagné. La psychiatrie au Liban pâtit encore de problèmes majeurs, interdépendants : l’absence d’une politique de santé mentale, l’état embryonnaire de la recherche et l’accès aux soins. Œuvre scientifique foisonnante, devoir de mémoire à l’égard des pères fondateurs, l’ouvrage est aussi et surtout un appel vibrant au droit à la dignité pour tous, y compris pour les personnes de plus en plus nombreuses qui souffrent de « maladies mentales ». "

L'Orient littéraire,
08.01.2016